Law & Governance

Law & Governance 10(8) September 2005 : 36-39
Perspectives on the Chaoulli Decision

Le jugement Chaoulli ou comment brader un droit public qui garantissait un droit aux individus

François Béland

Abstract

[This article was originally published in Healthcare Policy / Politiques de Santé, Volume 1, Number 1.]

En surface, les positions de Flood et Lewis(2005) et de Evans (2005) sur le jugement Chaoulli exposée dans leurs textes publiés dans ce numéro de Politiques de santé - Healthcare Policy se ressemblent. Le style de Evans est plutôt flamboyant, celui de Flood et Lewis, plutôt posé, mais les trois auteurs s'accordent pour condamner le jugement de la Cour suprême.
« Trouver une forme d'association qui défende et protègede toute la force commune la personne et les biens de chaque associé,et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu' à lui-même et reste aussi libre qu' auparavant.» Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution.
Jean-Jacques Rousseau, Le contrat social, page 51
A présent, ce qu'on voulait, c'était que les dirigeants fussent identifiés au peuple... . La nation n'avait nul besoin d'être protégée contre sa proprevolonté... . Mais...l'idée que les peuples n'ont pas besoin de limiter leur pouvoir sur eux-mêmes pouvait sembler axiomatique lorsqu'ungouvernement démocratique n'existait encore que dans nos rêves... Se protéger contre la tyrannie du magistrat ne suffit donc pas... .Trouver le juste milieu entre indépendance individuelle et contrôle social- est un domaine où presque tout reste à explorer... . Ce que doivent être ces règles est le problème majeur des sociétés humaines.
John Stuart Mill, De la liberté, page 65,67

En surface, les positions de Flood et Lewis(2005) et de Evans (2005) sur le jugement Chaoulli exposée dans leurs textes publiés dans ce numéro de Politiques de santé - Healthcare Policy se ressemblent. Le style de Evans est plutôt flamboyant, celui de Flood et Lewis, plutôt posé, mais les trois auteurs s'accordent pour condamner le jugement de la Cour suprême. Il est mal fondé en fait et en logique et l'arène juridique n'est pas constituée pour s'y voir dérouler un débat essentiellement politique. Les deux textes se complètent aussi. Flood et Lewis analyse le contenu du jugement majoritaire pour critiquer l'usage qu'il fait des sciences sociales et de l'opinion des quelques médecins appelés à témoigner devant la Cour, analyse qui rejoint plusieurs de commentaires publiés dans la presse (Béland 2005) et sur des sites Internet canadiens (Longwoods eLetter 2005). Ils proposent quelques actions et mesures pour limiter les conséquences du jugement Chaoulli sur le régime canadien d'assurance maladie public et universel. Evans raconte l'histoire des budgets fédéral et provinciaux et du financement du régime d'assurance maladie depuis les années 1970, en notant ici et là les occasions manquées d'élargir la couverture du régime aux services autres que strictement médicaux et hospitaliers.

Nos trois protagonistes s' opposent sur la suite des choses. Flood et Lewis se perdent en conjecture sur les façons de limiter les dégâts. Ont-ils exclus le recourt à la clause dérogatoire par principe ou par réalisme? Evans le propose sans état d' âme et sans illusion-le gouvernement libéral actuel du Québec a refusé d'y recourir. [Vous souvient-il de cet autre gouvernement libéral du Québec qui l'a invoquée à l'occasion de l'examen de quelques articles d'une loi linguistique invalidés par la Cour suprême? Quelques premiers ministres provinciaux, disciples hypnotisés de Trudeau (encore lui!), ont définitivement diabolisé la clause dérogatoire et trouvé une raison de plus de faire échouer l'accord du Lac Meech.]

Le Canada tout entier s'est enferré dans l'extrême de la logique libérale sur la question de la Charte des droits de telle sorte que tout recourt à la clause dérogatoire est anathème. Toute déclaration des juges de la Cour suprême depuis les Chartes québécoise ou canadienne devient automatiquement sacralisé, les juges fussent-ils dans l'erreur. Le débat, qui doit être continu, sur l'équilibre entre indépendance individuelle et contrôle social est dès lors émasculé.

Et cette fois-ci, les juges de la majorité y sont tombés dans l'erreur. La question est la suivante : est-ce que M. Zeliotis, celui au nom duquel tout ça a eu lieu, a souffert de la tyrannie de la majorité en ne pouvant souscrire à une assurance privée? Les cours du Québec et les juges de la minorité de la Cour suprême ont noté que M. Zeliotis n'avait pas de cause. Dans son cas précis, il a été établi que le retard à obtenir des soins dépendait de sa condition physique et psychologique et des retards qu'il a lui-même provoqués. Les juges de la majorité se sont aussi abstenus de se demander si M. Zeliotis, aurait eu accès à une assurance privée, puisqu'il s'est enquis d'une telle assurance après le diagnostic médical, pas avant.

Le droit de M. Zeliotis de recourir à l'assurance privée est examiné par la Cour en fonction des effets des délais d'attente dans le régime public sur sa santé et sa sécurité (Chaoulli c. Québec, 2005). Or, le droit de M. Zeliotis d'obtenir des soins est un droit créé par la présence d'un régime public et universel d'assurance maladie. Ce droit n'existerait tout simplement pas si le Canada en était encore aux régimes privés d'assurance-maladie. En conséquence, la Cour suprême a reconnu à M. Zeliotis, et à tous les québécois, le droit de souscrire à un régime d'assurance privée parce qu'ils ne pourraient pas obtenir des soins requis assez rapidement sous un régime public, tandis que ce droit universel n'existe tout simplement pas dans un régime d'assurance privé, régime que la Cour suprême promeut! M. Zeliotis n'a donc pas souffert de la tyrannie de la majorité. Au contraire, l'existence d'un droit collectif, soit la couverture universel et public des services médicaux et hospitaliers, est la seule garantie qui existe pour assurer l'exercice d'un droit individuel, soit l'accès raisonnable à ces services. Ici, le contrat social offre toute la protection nécessaire contre la volonté de quelques-uns de le pervertir à leur profit. Un peu plus de Jean-Jacques Rousseau, un peu moins de John Stuart Mill, ferait l'affaire. Conclusion : il y a dans ce cas tyrannie de magistrats, ceux et celles de la Cour suprême. Tout justifie le recours par le gouvernement du Québec à la clause dérogatoire.

Les juges sont des magistrats, et quoique l'on puisse dire de la théorie de la séparation des pouvoirs, les juges sont nommés par le politique et font parti de l'appareillage qui nous gouverne. À ce titre, il y a tout aussi bien nécessité de protéger le peuple contre leur tyrannie que de celle des politiques. Et dans le cas Chaoulli qui nous occupe, le jugement majoritaire est suffisamment mauvais pour que l'équilibre des pouvoirs, cette question jamais résolue, réclame que la «magistrature politique», soit le Parlement, protège le peuple contre les excès de la «magistrature juridique». Puisse l'appel d'Evans ait quelques échos et que s'en suive une révision de la sacralisation des juges et la levée de l'anathème sur la clause dérogatoire.

Stoïques devant la mystique juridico-politique de la sacralisation des Chartes, Flood et Lewis en sont réduits à des propositions dont quelques-unes ne laissent pas de me surprendre. Je n'en mentionnerai qu'une seule. Les auteurs insistent pour qu'Ottawa impose aux provinces un système de gestion de listes d'attente. Et je vois d'ici tous mes bons amis du Canada anglais opiner du bonnet. Quelle ironie! Les inepties d'un appareil de gouvernement fédéral, la Cour suprême, seraient corrigées par l'accroissement des pouvoirs d'un autre appareil fédéral, soit le politique, tandis la province du Québec avait fait son devoir en interdisant les régimes d'assurance privée et que les cours du Québec avaient rejeté les prétentions de Chaoulli et Zeliotis. Qui plus est, le Québec a implanté récemment une série de mesures pour assurer une gestion efficace des plaintes des citoyens. Flood et Lewis proposeront-ils, chaque fois qu'un organisme fédéral gaffe, une invasion par un autre organisme fédéral d'un champ de juridiction provincial? Je ne comprends pas cette obsession de plusieurs de vouloir accroître le pouvoir des fédéraux dans le domaine de la santé. L' Australie, l'autre gouvernement fédéral qui possède de vastes pouvoirs dans le domaine de la santé, a-t-elle une histoire si exemplaire qu'un fédéralisme centralisateur apparaît tout de go comme supérieur au régime canadien plus décentralisé? Pourtant, la répartition décentralisée du pouvoir au Canada interdit à tout gouvernement fédéral de rayer d'un trait de plume notre régime public dans toutes les provinces, comme la droite australienne l'a pratiqué systématiquement depuis plus d'un quart de siècle.

Les propositions à plus long terme de Flood et Lewis ont plus de sens. Sans les nommer une à une, signalons qu'elles soulignent la nécessité de s'assurer que le régime public et universel d'assurance maladie s'adapte à l'évolution des besoins de soins de la population et au développement des sciences et de la technologie de la santé. On a vu monté l'insatisfaction de la population canadienne vis-à-vis le régime au cours des dernières années. Il n'est pas faux de voir dans le jugement majoritaire de la Cour suprême un ras-le-bol populiste, certes, mais réel. L'appui au régime public et universel peut se fragiliser rapidement. Evans souligne assez que le régime coûte cher aux riches, plus en santé que les autres. Les données de Mustard et al (1998) montrent aussi comment à partir du cinquième décile des revenus la contribution fiscale au régime est égale ou inférieure aux bénéfices que ces gens en tirent. Il suffit d'un coup de bascule pour que leur appui évapore : des dépenses publiques insuffisantes pendant un assez grand nombre d'années, l'effritement de l'idée canadienne d'un bon gouvernement qui tient de la logique du contrat social plutôt que de la maximisation du bonheur individuel, soit l 'élection, ne serait qu'en désespoir de cause, d'un gouvernement fédéral conservateur, soit le maintien pendant quelques années encore d'un gouvernement Martin-Stronach, soit quelques scandales et négligences ici et là. On s'illusionne à penser que cette conjonction d'évènements est tout simplement improbable. Aussi, plutôt que d'invoquer comme une incantation, à chaque coup dur, l'identité canadienne investit dans le régime d'assurance maladie, il vaudrait mieux, pour le défendre, investir dans le régime lui-même.

About the Author(s)

François Béland
Université de Montréal

References

Béland F (2005), La Cour suprême du Canada a raté une belle occasion de se taire, Le Devoir, 29 juin.

Chaoulli c. Québec, Cour suprême du Canada, 2005, CSC 35, Para. 27, 29, 34, 35,37 à 43.

Longwoods eLetter (2005) Commentaries on The Supreme Court Decision: Chaoulli v. Quebec < http://www.longwoods.com/products.php?
producted=17345&page=1
>

Mustard CA, Barer ML, Evans RG, Horne J, Mayer T et Derksen S (1998) Paying taxes and using healthcare services. The distributional consequences of tax financed universel health insurance in a Canadian province, Étude présentée à la Conférence sur le niveau de vie et la qualité de vie au Canada, Centre d'étude des niveaux de vie, Ottawa 20-31 octobre, [ http://www.csls.ca/oct/must1.pdf ]

Rousseau JJ (1966[1763]), Du contrat social, Paris, Garnier-Flammarion

Stuart-Mill, J(1990[1859]), De la liberté, Paris, Gallimard


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